🎸C’est fini les concerts de rock où c’était vraiment le bordel ?

Depuis que le rock existe, les nostalgiques et les grincheux en sont persuadés : “rock is dead”. C’était mieux avant. C’était pour de vrai : la bagarre, la rébellion, la casse, l’outrance, le scandale - bref, le bordel.

De même qu’une horloge cassée donne l’heure deux fois par jour,  ceux qui clament la mort du rock pourraient-ils finir par avoir raison - même par hasard ? Nous allons voir que, peut-être, oui, leur heure est venue. Et que c’est peut-être une bonne nouvelle...

De sang, de sueur et de bière !
De sang, de sueur et de bière !

Au commencement fut le bordel… 

Le rock est consubstantiel au bordel. Il suffit de voir les premiers concerts de Johnny Hallyday, quand les “blousons noirs” débarquaient en masse pour s’abandonner à l’alcool, la bagarre et la destruction du mobilier. La presse de l’époque, d’ailleurs, scrute avec inquiétude la popularité grandissante de cette nouvelle musique électrique. Voici par exemple ce que l’on pouvait lire dans un article du Monde, en 1961, au lendemain d’un concert de Vince Taylor : 

Encore une fois, le rock a donné lieu samedi à une séance d’hystérie collective. Les dégâts ont été à la dimension de la salle du Palais des Sports : ils s’élèveraient, selon les premières estimations, à 20 000 nouveaux francs [...] Il y a dans ces manifestations de déchaînement autre chose que de l’hystérie ; il y a le drame d’une certaine jeunesse qui cherche à travers les débordements de la violence des règles de vie qui leur font défaut.

Vince Taylor
Vince Taylor

Et pourtant, nous parlons là du modestement sulfureux interprète de Brand New Cadillac… Ce n’était que le début.

Concerts mythiques et bordels paroxystiques

Santana à Woodstock. 1969
Santana à Woodstock. 1969

Au tournant des années 1970, les rockeurs continuent d’utiliser la scène comme un espace foncièrement bordélique, afin d’explorer leurs limites et celles du spectacle vivant en général, à l’image de Carlos Santana, complètement perché (par accident) à la mescaline et donnant une performance légendaire à Woodstock - pas une seconde le public ne s’est douté que, dans l’esprit du musicien, la guitare s’était transformée en serpent.

 

Avec l’arrivée du grunge et du métal, les choses s’intensifient encore. Il n’est plus rare de voir les musiciens détruire leurs instruments ou des bagarres éclater carrément sur scène. Même le service de sécurité perd parfois les pédales, comme ce jour où Kurt Cobain s’est fait bastonner en pleine chanson par un vigile sensé le protégrer... En 1982, Ozzy Osbourne mange une chauve souris vivante entre le couplet et le refrain. Dix ans plus tard, Marilyn Manson se scarifie devant le public avec des tessons de verre (mais, contrairement à la légende, il n’a jamais sacrifié d’animaux ni ses propres côtes). 

Dans les années 1990, tout semble permis. Le rockeur punk GG Allin fonde toute sa carrière sur des prestations scéniques obscènes et scatologiques à propos desquelles nous ne donnerons aucuns détails - les plus curieux pourront se renseigner sur le web. En parallèle, la tradition consistant à détruire ou brûler les instruments, les enceintes et la salle de concert demeure bien vivante avec des groupes comme Dillinger Escape Plan, The Chariot, ou encore le groupe hardcore Bad Luck 13, qui n’hésite pas (en plus de la bagarre générale) à lancer des feux d’artifice en intérieur ou à proposer, en guise de condiment, des battes de baseball entourées de barbelées. Leurs concerts sont si absurdement violents qu’un journaliste du Baltimor Sun conseille d’apporter un casque, et d’écrire son testament le plus vite possible sur une serviette en papier du bar. 

 

Mais on peut faire pire. Le groupe de noise-music japonais Hanatarash était si extrême que les spectateurs devaient parfois signer des décharges avant d’entrer. Leurs performances pouvaient inclure des scies, des armes, des cocktails molotovs, et jusqu’à l’introduction d’un bulldozer dans la salle pour tout y détruire. 

Rock-and-roll, quoi…

Un “concert” de Hanatarash, en 1985.
Un “concert” de Hanatarash, en 1985.

Et aujourd’hui ?

Il faut bien reconnaître qu’à l’aube du nouveau millénaire, les choses se sont légèrement calmées… Peut-être que notre époque, frappée par une triple crise (sociale, économique, écologique), cherche dans la musique une forme d’allègement, plutôt que de la violence et du chaos ? Ou peut-être, simplement, que tout a été fait dans le domaine du shock-rock, et que le public se tourne désormais vers d’autres types de performances ?

 

            Au-delà des hypothèses culturelles, un facteur juridique semble désormais déterminant : celui des assurances. Au point que The Guardian s’est fendu d’un article entier sur le sujet, intitulé Sex and drugs and rock'n'roll insurance.  L’auteur explique comment l’industrie de la musique s’est transformée, négligeant la vente des CD pour miser au maximum sur les concerts et les mega-tournées. Les enjeux financiers devenant colossaux, les tourneurs comme les propriétaires de salles recourent à de multiples assurances : pour l’équipement, pour le public et pour l’annulation. Les deux dernières sont des inventions modernes. L’assurance en cas d’annulation, surtout, pèse sur les artistes, chez qui l’on exige à présent des bilans médicaux complets, des tests sanguins, et cetera. Pas tellement compatible avec un mode de vie destroy... Fait rare dans le monde des assurances, le risque est considéré plus faible chez les artistes plus âgés - forcément plus rangés.

Conclusion du Guardian ? Les concerts représentent aujourd’hui trop de travail pour laisser place à l’hédonisme. Peu de chance que l’on revoit, par exemple, le chanteur de Boy Hits Car se jeter dans la foule depuis une hauteur de 20 mètres - miraculeusement sans blesser personne.

Et si c’était le rock, qui avait vieilli ?

HellFest
HellFest

Les assurances y sont pour quelque chose. Mais après 70 ans d’explorations sonores, le rock n’aurait-il pas dit tout ce qu’il avait à dire ?

            Il faut bien avouer qu’en 2021, l’impact social du rock n’est pas celui du siècle passé. Les rockeurs ne choquent plus l’opinion, n’effraient plus les parents, et ne défraient plus la chronique… Cause ou conséquence, les groupes de rock ne sont plus si nombreux à percer dans le mainstream. Les têtes d’affiches, dans les festivals spécialisés, datent toutes des années 1990. Même Ben Barbaud, le directeur du Hellfest, reconnaît un problème de renouvellement : “Le système ne fabrique plus de mega-stars.”

 

Le magazine Forbes a cherché des preuves objectives de ce déclin, en analysant les chiffres de vente et de streaming. Résultat sans appel : “Nous savons ce que les gens écoutent en ce moment, et le rock’n’roll n’en fait pas partie.”

 

            Mais si le rock semble mort, c’est peut-être à la façon d’un phoenix - pour mieux renaître… Aucun genre de musique ne survit très longtemps à l’hypermédiatisation. C’est l’opinion qu’exprime Dan Ozzi, dans le magazine Vice. Selon lui, c’est en retournant dans l’ombre que le rock redeviendra plus dangereux, plus subversif, et surtout, plus séduisant pour les freaks et les gosses en marge. Alors le rock reviendra sûrement, sous d’autres formes… Ainsi va la vie.

 

            Il faut que l’hiver passe pour que les roses fleurissent.